samedi 29 septembre 2012

FAIRE DIALOGUER LES TABLEAUX ?

Étrange travail demandé à mes élèves de Terminale, qui ont eu le courage de s'y atteler et de le rendre dans le délai "impossible" indiqué.



  • Deux siècles et demi les séparent.
    Le Tricheur à l'as de carreau - Georges de la Tour 1635                           Les Joueurs de cartes - Paul Cézanne 1895

Entrons dans le tableau puisque le tricheur semble nous y inviter. Il nous rend complices de ce qui est en train de se dérouler ; son air finaud laisse à penser qu'il n'en est pas à son coup d'essai. Cependant, le regard échangé par les deux femmes révèle une autre complicité, sans doute bien plus profonde. Tout est déjà dit entre elles, les mots ne sont plus nécessaires, un battement de paupières suffit... Et éclatant d'inconscience et de son habit chamarré, le benêt, le dindon - il est riche, plumons-le ! - examine son jeu d'un air impavide et satisfait.
Le trait dense et rigoureux de la Tour, auquel s'ajoute une lumière froide qui sculpte et lisse les visages, tout en faisant éclater la richesse chromatique des vêtements et parures, ajoute à son intensité dramatique.

Quel contraste avec les taches de couleurs automnales de Cézanne, lancé dans une recherche interminable de la géométrisation des formes de la nature pour satisfaire la conviction qui l'emplit qu'il parviendra ainsi à une expression artistique plus universelle. La perspective commence à s'effacer, la verticalité s'impose dans la composition du tableau qui se structure autour d'un axe "d'asymétrie". Mais les deux artistes ont su rendre la tension palpable de certaines parties de cartes.


  • Ennemis d'hier, victimes à jamais.
C'est dans une monstrueuse "bataille" ou une terrible partie de poker menteur que les joueurs disloqués de Léger et Dix ont été enrôlés. Pouvaient-ils y échapper ?
Léger, en 1917, transforme les poilus des tranchées en sortes de mannequins robots démontables, constitués de tubes aux reflets d'acier et interchangeables mais déjà en train de se déglinguer. Les quelques 1600 jours de ce conflit ont compté plus de temps d'attente que d'engagements actifs, mais leur violence a été telle qu'elle est restée gravée dans la mémoire - et le corps - de ceux qui en ont réchappé.

Les gueules cassées d'Otto Dix - peintre dégénéré aux yeux des nazis - parlent de l'après-guerre tout en racontant aussi les horreurs de cette guerre que l'on dit "totale" : le gaz qui brûle les poumons, les shrapnels qui explosent en milliers de fragments capables de vous arracher un bras ou la tête... Ceux-là sont marqués dans leur chair aussi par cette incroyable puissance dévastatrice de la guerre, et l'acier des soldats de Léger fait partie désormais de leur corps mutilé.
Le tricheur détournerait sans doute les yeux de ce spectacle insoutenable et le beau jeune homme pourrait-il un jour, à son tour, être tué ou détruit, défiguré par la guerre ? Mais le jeune homme aura peut-être un piston, un soutien pour être affecté à l'arrière et le tricheur, mobilisé comme des millions d'autres, n'aura pas trop de sa débrouillardise pour résister aux maux de la guerre, jusqu'à l'héroïsme peut-être.


La partie de cartes la plus ordinaire peut dégénérer en pugilat à cause d'un tricheur ou d'un mauvais joueur ; l'assassinat d'un archiduc autrichien peut mettre le monde à feu et à sang.
L'art remplit alors sa fonction : dire l'indicible, rendre perceptible le ressenti et en nous incitant à ouvrir les yeux, nous amener à une meilleure appréhension de ce qui nous entoure.
Changer de regard pour changer (par petites touches, modestement) le monde.

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