mercredi 2 octobre 2013

BRAQUE AU GRAND PALAIS


Je pourrais vous dire le plus grand bien de cette exposition, très complète sur l’œuvre de Braque, sur la qualité du parcours proposé, avec quelques bémols sur des salles ou panneaux de moindre intérêt ; je pourrais évoquer la richesse de la documentation photographique et littéraire mais vous trouverez tout cela sur place... En visitant cette exposition me sont venues quelques interrogations : pourquoi Braque, qui eut droit à des obsèques nationales et à un éloge funèbre écrit et lu par André Malraux, reste-t-il dans l’ombre de Picasso ? Deux géants de la peinture Picasso et Matisse se sont « affrontés » durant de longues années avec, chez Picasso de façon évidente, un don remarquable pour la communication. Braque serait-il la « victime » de cet affrontement ? Cette exposition est l'occasion de lui rendre sa place parmi les monstres sacrés et l'hommage est magistral.

  • Le cubisme

La recherche initiée dès 1907 sur la déconstruction des formes du réel et la mise en place sur un support en deux dimensions, la toile, d’un objet en trois dimensions succède au travail entrepris sur la couleur après la révélation que fut la salle « fauve » du Salon d’automne de 1905 où "La Femme au chapeau" de Matisse, telle un manifeste, faisait claquer ses couleurs sans respecter les règles établies ! La recherche se lit dans les influences que l’on sent dans certains tableaux d’avant 1910 : la couleur traitée en grands aplats vifs à la manière fauve ou bien des touches rapides et contrastées ou complémentaires plus proches d’un Van Gogh ; la géométrisation des formes comme Cézanne et son souci de traiter « la nature par le cylindre, la sphère ou le cône ». Commencent alors des années de travail intense avec Picasso à l’Estaque sous le regard attentif ou hostile des critiques et des marchands d’art, dans une telle osmose que leurs œuvres semblent interchangeables. C’est une toile de Braque qui inspirera le nom de cubisme et dans un deuxième temps en poussant les recherches de Cézanne jusqu’à l’éclatement de la forme, Braque se tournera vers la nature morte, délaissant le paysage et la couleur pour arriver à la limite de l’abstraction. Puis par la réintroduction d’éléments ramenant la réalité figurative comme les papiers, les lettres ou mots en grands caractères et en simplifiant les formes.

  • L'après-guerre et les années 30

Le travail avec Picasso est terminé, les formes s’arrondissent, s’entrechoquent moins violemment, la couleur revient : les natures mortes « Guéridons » et « Cheminées » semblent plus évidentes, plus lisibles ce qui n’ôte rien à la profondeur des recherches poursuivies pour déstructurer la réalité. Les année 30 verront la collaboration fructueuse avec les éditeurs d’art : La Théogonie d’Hésiode commandée par Vollard est un éblouissement : des gravures au trait parfaitement maîtrisé, une vivacité des compositions et le plaisir de la calligraphie grecque qui se joint au retour de la forme humaine, épurée mais vigoureuse.


  • La consécration

Deux oiseaux sur fond bleu (1963)
Après 1945 le retour des séries « Billards » puis « Ateliers », lieux de la création par excellence, offre un assemblage des formes et des objets qui ont nourri l’œuvre de Braque, dans un désordre apparent qu’il ouvre vers l'envol en y plaçant un oiseau blanc. La commande de Malraux, ministre de la Culture, pour le plafond de la salle des Sept Cheminées du Louvre est liée à ce thème de l’oiseau en plein vol, œuvre maîtresse d’un artiste qui a force de « tripoter » (comme il l’a écrit) la matière parvient à la plénitude. Le billard comme brisé semble s’envoler par la fenêtre, le « portrait » de l’oiseau s’apprête à repartir à tire d’aile vers le ciel bleu d’un plafond du Louvre.

Peindre était pour Braque un engagement absolu et périlleux qu’il définissait ainsi : « L’art est une blessure qui devient lumière ». L’harmonie est à ce prix mais au fil du travail et de la recherche, les éléments concrets « s’effacent pour ne laisser que l’empreinte et l’écho de leurs poétiques rapports. Mon travail s’illuminait, m’illuminait. Tout devenait simple et profond ».


Pour compléter : le texte de Malraux en septembre 1963
À la mémoire de Georges Braque
Hommage du Gouvernement par M. Malraux, ministre d'État, chargé des affaires culturelles

Colonnade du Louvre, le 3 septembre 1963


Avant que Georges Braque repose dans le petit cimetière normand qu'il a choisi, j'apporte ici l'hommage solennel de la France.
Vous avez reconnu, Madame, la musique que vous venez d'entendre, avant ces cloches qui sonnaient jadis pour les rois : c'est la Marche Funèbre pour la Mort d'un héros. Jamais un pays moderne n'a rendu à un de ses peintres morts un hommage de cette nature. L'histoire de la peinture qui trouve dans l'œuvre de Braque un accomplissement magistral a été une longue histoire de dédains, de misère et de désespoir. Et jusque par sa mort, Braque semble assurer la revanche des pauvres obsèques de Modigliani, du sinistre enterrement de Van Gogh ?... Et puisque tous les Français savent qu'il y a une part de l'honneur de la France qui s'appelle Victor Hugo, il est bon de leur dire qu'il y a une part de l'honneur de la France qui s'appelle Braque - parce que l'honneur d'un pays est fait aussi de ce qu'il donne au monde.
Ses tableaux se trouvaient dans tous les grands musées, et plus de cent mille Japonais, à Tokyo, s'étaient rendus à son exposition comme à un pèlerinage. Dans son atelier qui n'avait connu d'autre passion que la peinture, la gloire était entrée mais s'était assise à l'écart, sans déranger une couleur, une ligne, ni même un meuble. Silencieuse et immobile comme les oiseaux blancs qui depuis sa vieillesse avaient apparu sur ses toiles. Il était devenu l'un des plus grands peintres du siècle.
Mais notre admiration ne tient pas seulement à ce génie pacifié que connaissent tant de maîtres à l'approche de la nuit. Elle tient aussi au lien de ce génie avec la révolution picturale la plus importante du siècle, au rôle décisif joué par Braque dans la destruction de l'imitation des objets et des spectacles. Et sans doute le caractère le plus pénétrant de son art est-il de joindre, à une liberté éclatante et proclamée, une domination des moyens de cette liberté, sans égale dans la peinture contemporaine.
De plus, en nous révélant, avec une puissance contagieuse, la liberté de la peinture, Braque et ses amis de 1910 nous révélaient aussi tout l'art du passé rebelle à l'illusion depuis notre peinture romane jusqu'au fond des siècles : patiemment ou rageusement penchés sur leurs tableaux insultés. Ces peintres ressuscitaient pour nous tout le passé du monde...
Enfin, ces tableaux exprimaient la France à l'égal de ceux de Corot - mais plus mystérieusement, car Corot, lui, l'avait beaucoup représentée. Braque l'exprimait avec une force de symbole si grande qu'il est aussi légitime chez lui au Louvre, que l'ange de Reims dans sa cathédrale. Samedi, nous avons retrouvé une tristesse très lointaine mais bien connue; celle qui nous avait saisis naguère quand nous avions entendu : "Debussy est mort".

Demain matin, Madame, que l'on dise aux marins et aux cultivateurs de Varangeville, qui aimaient Georges Braque, évidemment sans comprendre son art : "Hier, quand il était devant le palais des rois et le premier musée du monde, il y avait dans la nuit pluvieuse une voix indistincte qui disait merci ; et une main très simple, une main usée de paysanne, qui était la main de la France, et qui se levait une dernière fois dans la nuit pour caresser doucement ses cheveux blancs".

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